[Yun, Ko-Eun] Les Touristes du désastre
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[Yun, Ko-Eun] Les Touristes du désastre
Les Touristes du désastre
Yun Ko-Eun
Éditions la Croisée
Traduit du coréen par Jeong Eun Jin et Jacques Batilliot
2013 (première publication) - 2021 (traduction)
181 pages
ISBN : 978-2-413-03000-3
Résumé de couverture :
Yona travaille chez Jungle, agence de voyages coréenne spécialisée dans le tourisme macabre, dit "tourisme noir". Elle conçoit des circuits touristiques dans des destinations marquées par la mort et les désastres écologiques. Harcelée par son chef, Yona veut quitter l'entreprise. Mais Jungle l'envoie pour une dernière mission sur l'île de Mui, lieu ravagé où subsiste une étrange population.
Couronné du prix international CWA Dagger 2021, Les Touristes du désastre est un roman noir et acide sur les excès du consumérisme moderne, porté par la plume alerte d'une des meilleures jeunes écrivaines coréennes.
Mon avis :
J'ai lu avec le plus grand intérêt ce roman totalement atypique, qui ne mérite en rien de décevoir ses lecteurs sur la base d'attentes faussées. Il est vrai qu'il a reçu un Prix couronnant des thrillers ou romans policiers, mais la définition du prix Dagger est large et comprend aussi le suspense psychologique. On dira avec plus de profit qu'il s'agit d'un roman noir, ce qui ne fait pas de doute, compte-tenu du sujet.
Yona est conceptrice de voyages touristiques en zones sinistrées, et cela dit tout, en quelque sorte : quand vous commencez à concevoir des visites sur des lieux où une catastrophe a tué quelques centaines de personnes, que vous vous demandez quelle est le meilleur angle d'accroche pour faire de ces visites une attraction, et quel sera le rôle de la population locale, c'est plutôt mal parti... D'autant plus que Yona subit un harcèlement de la part de son supérieur, que cette dernière mission est son ultime chance de retrouver sa place au sein de l'entreprise.
Yona n'a pas de chance : épuisée et harcelée sexuellement par son supérieur, Monsieur Kim, elle est envoyée sur un des voyages désastreux du catalogue de son agence - désastreux en ce sens qu'il n'attire plus personne - elle doit évaluer s'il convient de le retirer du programme. Elle se retrouve dans un groupe de 6 touristes, assez miteux, pour un circuit peu passionnant ; le clou du spectacle est atteint le premier jour avec les dolines dans lesquelles on a enseveli un massacre entre deux ethnies, la coupeuse de têtes ayant exterminé l'autre. Seule la fillette qui accompagne le groupe en fera des cauchemars, les autres s'ennuient consciencieusement. Tout est décalé, faux, à commencer par la population locale qui s'applique à paraître bien pauvre et désespérée.
Yona n'a pas de chance : au moment du retour, elle arpente le train pour trouver des toilettes, et se retrouve dans un train scindé en deux, le groupe et ses affaires et papiers dans la tête du train, elle toute seule dans la queue. Comment rejoindre le groupe qui se dirige vers l'aéroport pour rentrer en Corée, alors qu'elle ne parle pas un mot de vietnamien et n'a pas ses papiers, ni un sou vaillant ? Elle réussit tout du moins à être rapatriée à l'hôtel "la Belle époque" sur l'île de Mui, retour à la case départ, alors que son entreprise, la Jungle, lâche l'affaire et ne fera pas un geste pour l'aider à rentrer.
Yona n'a pas de chance, mais alors qu'elle retrouve le gérant de l'hôtel et un scénariste chinois spécialiste des catastrophes, elle est incluse dans un nouveau projet sponsorisé par une grosse compagnie de navigation, "Paul" : l'idée est de "racheter" le projet en faisant de l'île de Mui une nouvelle destination tendance. Yona a carte libre pour visiter l'île et revoir la conception du voyage au mieux. C'est ce qu'elle fait, sur la moto de Luck, le jeune employé de l'hôtel, qui lui fait découvrir l'envers du décor. Elle se prend d'intérêt pour l'île et ses habitants, notamment ces "crocodiles", peuple nomade, qui reviennent à chaque saison des pluies s'installer sur la plage avec leurs maisons flottantes, alors qu'ils ne sont pas les bienvenus, et que Paul veut les éradiquer. Yona ignore consciencieusement les signaux inquiétants sur la préparation d'une nouvelle catastrophe, devant permettre d'obtenir des crédits et de développer le voyage avec la Jungle. Il est vrai que Yona est préoccupée d'elle-même, de son attirance pour Luck, des suites de sa carrière... Au fur et à mesure que le jour fatidique se rapproche, elle est néanmoins gagnée par l'angoisse, sans pour autant avoir la moindre idée de la façon de tout arrêter.
On ne peut certes pas dire que les personnages soient vraiment sympathiques, toutefois là ne réside pas l'intérêt du roman : c'est bien plutôt dans un univers onirique, à travers un humour caustique et singulier, que le lecteur se retrouve plongé, avec de simples détails, des légendes locales, qui prennent toute leur force de symboles dans la catastrophe pressentie ; de même que certains détails animent d'une grande violence le sort réservé aux autochtones, qui ne sont que des pions consentants dans cette vaste manipulation. Le décor et le discours politique et touristique se complètent et se créent ex nihilo, donnant à voir une définition grinçante de nos sociétés attirées par le sensationnel, prêtes à compatir et à se montrer solidaires si le spectacle en vaut la peine, qu'il y a assez de morts, et que le séisme, le tsunami, l'éruption volcanique, l'incendie, sont suffisamment estampillés "couleur locale". Le seul bémol que j'aurais à formuler dans cette lecture est un rythme un peu lent, même si le format court de ce roman empêche de se laisser démobiliser.
On ne peut qu'être sensible également à la place d'une employée modèle comme Yona dans son entreprise, pressurisée qu'elle est, puis jetée comme un vieux citron. Dans ces sociétés asiatiques où le modèle social est dramatiquement exigeant, écrasant, où la performance est de mise sans se plaindre, émergent aussi d'irréductibles singularités, un fatalisme qui peut être une force, ainsi qu'un humour, ou plutôt une ironie, féroce, qui n'épargne rien. Dans cette vaste farce sociale, les sentiments, réels ou feints, ne sont rien, la solidarité n'est peut-être qu'un leurre, mais la lucidité demeure une arme aiguisée. Le tout, on l'aura compris, enlevé par une plume à la fois réaliste et onirique, suave et piquante, une plume qui force à garder les yeux ouverts quand on voudrait les fermer.
Citations :
Quand il y a le feu, quand la terre tremble, quand l'alarme sonne, il faut tout laisser tomber et se précipiter dehors. De petits gestes - récupérer son manteau, prendre son sac, enregistrer des données sur son ordinateur, appuyer sur une touche de son téléphone - peuvent être fatidiques. Page 18.
Les jours qu'elle préférait lors d'un voyage, c'étaient les jours-surprise. Ceux qui n'étaient pas programmés, qui n'étaient pas prévus au départ. Par exemple, en prolongeant son séjour de vingt-quatre heures ou encore en ayant un emploi du temps inattendu. Quand une telle journée lui était offerte, c'était parfois le seul moment qui subsistait dans sa mémoire après le voyage. Mais elle ne devait être ni banale au point de ne pas se distinguer des jours ordinaires, ni perturbante au point de bouleverser son existence quotidienne. Celle qu'elle était en train de vivre était trop compliquée pour qu'elle puisse la considérer comme un épisode bienvenu. Page 74.
- (...) Quant au séjour dans une maison sur l'eau, je ne sais pas... Ça m'a paru hors sujet, on aurait dit un programme proposé par un musée ou un parc à thème. C'est un endroit dépaysant qui ne manque pas de charme, mais peut-être pas assez pour être au niveau d'un produit-catastrophe où l'on en a pour son argent. Page 86.
- (...) Enfin, et c'est ce qui est le plus important, il faut des histoires. Si les gens feuillettent les journaux après une catastrophe, c'est pour se faire une idée de la monstruosité des dégâts, mais aussi pour découvrir des récits émouvants engendrés par ces horreurs. On oublie trop souvent ça. Page 117.
- Les enfants d'aujourd'hui se laissent-ils toujours impressionner ?
- Les choses ont changé. Plus personne ne prétend qu'on peut voir des fantômes devant cet arbre. À la place, on dit qu'on peut rencontrer sa propre peur, qu'on distingue ce qui nous effraie quand on se met face à lui en pleine nuit. Page 123.
Yun Ko-Eun
Éditions la Croisée
Traduit du coréen par Jeong Eun Jin et Jacques Batilliot
2013 (première publication) - 2021 (traduction)
181 pages
ISBN : 978-2-413-03000-3
Résumé de couverture :
Yona travaille chez Jungle, agence de voyages coréenne spécialisée dans le tourisme macabre, dit "tourisme noir". Elle conçoit des circuits touristiques dans des destinations marquées par la mort et les désastres écologiques. Harcelée par son chef, Yona veut quitter l'entreprise. Mais Jungle l'envoie pour une dernière mission sur l'île de Mui, lieu ravagé où subsiste une étrange population.
Couronné du prix international CWA Dagger 2021, Les Touristes du désastre est un roman noir et acide sur les excès du consumérisme moderne, porté par la plume alerte d'une des meilleures jeunes écrivaines coréennes.
Mon avis :
J'ai lu avec le plus grand intérêt ce roman totalement atypique, qui ne mérite en rien de décevoir ses lecteurs sur la base d'attentes faussées. Il est vrai qu'il a reçu un Prix couronnant des thrillers ou romans policiers, mais la définition du prix Dagger est large et comprend aussi le suspense psychologique. On dira avec plus de profit qu'il s'agit d'un roman noir, ce qui ne fait pas de doute, compte-tenu du sujet.
Yona est conceptrice de voyages touristiques en zones sinistrées, et cela dit tout, en quelque sorte : quand vous commencez à concevoir des visites sur des lieux où une catastrophe a tué quelques centaines de personnes, que vous vous demandez quelle est le meilleur angle d'accroche pour faire de ces visites une attraction, et quel sera le rôle de la population locale, c'est plutôt mal parti... D'autant plus que Yona subit un harcèlement de la part de son supérieur, que cette dernière mission est son ultime chance de retrouver sa place au sein de l'entreprise.
Yona n'a pas de chance : épuisée et harcelée sexuellement par son supérieur, Monsieur Kim, elle est envoyée sur un des voyages désastreux du catalogue de son agence - désastreux en ce sens qu'il n'attire plus personne - elle doit évaluer s'il convient de le retirer du programme. Elle se retrouve dans un groupe de 6 touristes, assez miteux, pour un circuit peu passionnant ; le clou du spectacle est atteint le premier jour avec les dolines dans lesquelles on a enseveli un massacre entre deux ethnies, la coupeuse de têtes ayant exterminé l'autre. Seule la fillette qui accompagne le groupe en fera des cauchemars, les autres s'ennuient consciencieusement. Tout est décalé, faux, à commencer par la population locale qui s'applique à paraître bien pauvre et désespérée.
Yona n'a pas de chance : au moment du retour, elle arpente le train pour trouver des toilettes, et se retrouve dans un train scindé en deux, le groupe et ses affaires et papiers dans la tête du train, elle toute seule dans la queue. Comment rejoindre le groupe qui se dirige vers l'aéroport pour rentrer en Corée, alors qu'elle ne parle pas un mot de vietnamien et n'a pas ses papiers, ni un sou vaillant ? Elle réussit tout du moins à être rapatriée à l'hôtel "la Belle époque" sur l'île de Mui, retour à la case départ, alors que son entreprise, la Jungle, lâche l'affaire et ne fera pas un geste pour l'aider à rentrer.
Yona n'a pas de chance, mais alors qu'elle retrouve le gérant de l'hôtel et un scénariste chinois spécialiste des catastrophes, elle est incluse dans un nouveau projet sponsorisé par une grosse compagnie de navigation, "Paul" : l'idée est de "racheter" le projet en faisant de l'île de Mui une nouvelle destination tendance. Yona a carte libre pour visiter l'île et revoir la conception du voyage au mieux. C'est ce qu'elle fait, sur la moto de Luck, le jeune employé de l'hôtel, qui lui fait découvrir l'envers du décor. Elle se prend d'intérêt pour l'île et ses habitants, notamment ces "crocodiles", peuple nomade, qui reviennent à chaque saison des pluies s'installer sur la plage avec leurs maisons flottantes, alors qu'ils ne sont pas les bienvenus, et que Paul veut les éradiquer. Yona ignore consciencieusement les signaux inquiétants sur la préparation d'une nouvelle catastrophe, devant permettre d'obtenir des crédits et de développer le voyage avec la Jungle. Il est vrai que Yona est préoccupée d'elle-même, de son attirance pour Luck, des suites de sa carrière... Au fur et à mesure que le jour fatidique se rapproche, elle est néanmoins gagnée par l'angoisse, sans pour autant avoir la moindre idée de la façon de tout arrêter.
On ne peut certes pas dire que les personnages soient vraiment sympathiques, toutefois là ne réside pas l'intérêt du roman : c'est bien plutôt dans un univers onirique, à travers un humour caustique et singulier, que le lecteur se retrouve plongé, avec de simples détails, des légendes locales, qui prennent toute leur force de symboles dans la catastrophe pressentie ; de même que certains détails animent d'une grande violence le sort réservé aux autochtones, qui ne sont que des pions consentants dans cette vaste manipulation. Le décor et le discours politique et touristique se complètent et se créent ex nihilo, donnant à voir une définition grinçante de nos sociétés attirées par le sensationnel, prêtes à compatir et à se montrer solidaires si le spectacle en vaut la peine, qu'il y a assez de morts, et que le séisme, le tsunami, l'éruption volcanique, l'incendie, sont suffisamment estampillés "couleur locale". Le seul bémol que j'aurais à formuler dans cette lecture est un rythme un peu lent, même si le format court de ce roman empêche de se laisser démobiliser.
On ne peut qu'être sensible également à la place d'une employée modèle comme Yona dans son entreprise, pressurisée qu'elle est, puis jetée comme un vieux citron. Dans ces sociétés asiatiques où le modèle social est dramatiquement exigeant, écrasant, où la performance est de mise sans se plaindre, émergent aussi d'irréductibles singularités, un fatalisme qui peut être une force, ainsi qu'un humour, ou plutôt une ironie, féroce, qui n'épargne rien. Dans cette vaste farce sociale, les sentiments, réels ou feints, ne sont rien, la solidarité n'est peut-être qu'un leurre, mais la lucidité demeure une arme aiguisée. Le tout, on l'aura compris, enlevé par une plume à la fois réaliste et onirique, suave et piquante, une plume qui force à garder les yeux ouverts quand on voudrait les fermer.
Citations :
Quand il y a le feu, quand la terre tremble, quand l'alarme sonne, il faut tout laisser tomber et se précipiter dehors. De petits gestes - récupérer son manteau, prendre son sac, enregistrer des données sur son ordinateur, appuyer sur une touche de son téléphone - peuvent être fatidiques. Page 18.
Les jours qu'elle préférait lors d'un voyage, c'étaient les jours-surprise. Ceux qui n'étaient pas programmés, qui n'étaient pas prévus au départ. Par exemple, en prolongeant son séjour de vingt-quatre heures ou encore en ayant un emploi du temps inattendu. Quand une telle journée lui était offerte, c'était parfois le seul moment qui subsistait dans sa mémoire après le voyage. Mais elle ne devait être ni banale au point de ne pas se distinguer des jours ordinaires, ni perturbante au point de bouleverser son existence quotidienne. Celle qu'elle était en train de vivre était trop compliquée pour qu'elle puisse la considérer comme un épisode bienvenu. Page 74.
- (...) Quant au séjour dans une maison sur l'eau, je ne sais pas... Ça m'a paru hors sujet, on aurait dit un programme proposé par un musée ou un parc à thème. C'est un endroit dépaysant qui ne manque pas de charme, mais peut-être pas assez pour être au niveau d'un produit-catastrophe où l'on en a pour son argent. Page 86.
- (...) Enfin, et c'est ce qui est le plus important, il faut des histoires. Si les gens feuillettent les journaux après une catastrophe, c'est pour se faire une idée de la monstruosité des dégâts, mais aussi pour découvrir des récits émouvants engendrés par ces horreurs. On oublie trop souvent ça. Page 117.
- Les enfants d'aujourd'hui se laissent-ils toujours impressionner ?
- Les choses ont changé. Plus personne ne prétend qu'on peut voir des fantômes devant cet arbre. À la place, on dit qu'on peut rencontrer sa propre peur, qu'on distingue ce qui nous effraie quand on se met face à lui en pleine nuit. Page 123.
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