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Message par Cannetille Sam 8 Sep 2018 - 14:31

[Shafak, Elif] Trois filles d'Eve 97820811

Titre : Trois filles d'Eve
Auteur : Elif Shafak
Editeur : Flammarion
Parution originale : Three Daughters of Eve (2016)
Pages : 480

Présentation de l'éditeur :
Mariée à un riche promoteur, Peri assiste à un grand dîner dans une somptueuse villa du Bosphore. Au cours du repas, chacun commente les événements dramatiques que traverse la Turquie pendant qu’elle repense à sa jeunesse, à l’affrontement entre son père laïc et sa mère très pieuse, puis étudiante à Oxford entre ses deux amies : Shirin, Iranienne émancipée, et Mona, musulmane pratiquante et féministe. Elle se remémore aussi sa rencontre avec Azur, le flamboyant professeur de philosophie qui les a réunies. Cette soirée pas comme les autres fera ressortir les contradictions de la femme d’aujourd’hui et les impasses dans lesquelles se débat une société coincée entre tradition et modernité. Elif Shafak signe une satire violente de la bourgeoisie stambouliote comme du fanatisme religieux, également aveugles aux aspirations d’une jeunesse en quête de vérité et de liberté.

Avis :
Peri mène une vie aisée et rangée à Istanbul, auprès de son riche mari et de ses trois enfants. Alors qu'elle se rend à un dîner au sein de la haute bourgeoisie de la ville, elle est victime d'une agression et du vol de son sac à main. L'incident suffit à faire voler en éclat sa sérénité affichée et à faire remonter à la surface son passé et son manque de confiance en elle. Dès lors, le récit ne cesse d'alterner entre le présent, décrit au travers des commentaires des invités du dîner, et les années 80, telles que Peri se les remémore soudain tout au long de la soirée. Ecartelée pendant l'enfance entre un père athée et une mère ultracroyante qui ne cessaient de s'affronter, puis, durant ses études à Oxford, entre deux amies, l'une très émancipée, l'autre musulmane très praticante, sa rencontre avec Azur, brillant et dérangeant professeur de philosophie, avait bouleversé sa vie d'alors. Cette alternance entre les deux récits met habilement en perspective le durcissement idéologique de la société turque. Riche de nombreuses références littéraires, l'histoire de Peri permet à l'auteur d'évoquer les questions de la démocratie et des dérives autoritaires, du fanatisme religieux, de l'ignorance vectrice de tous les sectarismes, du droit à l'éducation, de la séparation des sexes et de l'émancipation féminine..., dans une société turque tiraillée entre tradition et modernité, religion et laïcité, son identité et le mode de vie occidental. Le lecteur ne s'ennuie pas une seconde : d'une part curieux de percer le secret de la vie passée de Peri et intrigué par ce surprenant professeur qui a tant marqué le jeune femme, il est d'autre part frappé par la justesse et la violence des observations, fasciné par cette analyse si limpide de la société turque qu'Elif Shafak nous décode. J'ai relu de nombreux passages à plusieurs reprises, tellement ils me semblaient éclairants. Et une fois la dernière page tournée, je me suis mise aussitôt à reparcourir le livre une seconde fois pour retrouver de nombreuses citations. Très grand coup de coeur. Je ressors de cette lecture très impressionnée par l'érudition et le courage d'Elif Shafak. Il faut rappeler qu'un de ses ouvrages précédents sur le génocide arménien, La Bâtarde d'Istanbul, lui avait valu d'être poursuivie en justice en Turquie.

Citations :

En outre, même si sa vie en dépendait, elle ne pouvait pas se faire aux réactions hostiles à la lecture. Dans divers coins du monde, on est ce qu'on dit et ce qu'on fait, mais aussi ce qu'on lit ; en Turquie, comme dans tous les pays hantés par les problèmes d'identité, on se définit, d'abord, par ce qu'on rejette. Apparemment, plus les gens s'en prenaient à un auteur, moins ils avaient lu ses livres.

Mais les choses avaient changé de manière dramatique au cours des dernières années. Les couleurs s'étaient figées en noir et blanc. Des mariages comme celui de ses parents – l'un pieux, l'autre non – se faisaient de plus en plus rares. La société actuelle était divisée en ghettos invisibles. Istanbul ressemblait moins à une métropole qu'à un patchwork urbain de communautés séparées. Les gens étaient soit « religieux fervents » soit « laïcs fervents », et ceux qui gardaient un pied dans chaque camp, mettant la même ardeur à négocier avec le Tout-Puissant qu'avec l'esprit du temps, avaient disparu ou se faisaient étrangement muets.

« Franchement, je ne crois pas à la démocratie », dit un architecte aux cheveux en brosse et bouc impeccablement taillé. Son entreprise avait fait des profits considérables avec des programmes de construction dans toute la ville. « Prenez Singapour, ils ont réussi sans démocratie. La Chine. Pareil. Le monde bouge à toute allure. Il faut prendre les décisions en un éclair. L'Europe gaspille son temps en débats stériles pendant que Singapour galope en tête. Pourquoi ? Parce qu'ils sont concentrés sur l'objectif. La démocratie, c'est une perte de temps et d'argent. » (…) « Bon, je ne propose pas de renoncer aux urnes. On ne pourrait pas expliquer cela aux Occidentaux. Une démocratie sous contrôle, c'est parfait. Un cadre de bureaucrates et de technocrates conduits par un chef fort et intelligent. Tant que l'individu au sommet de la pyramide sait ce qu'il fait, je n'ai rien contre l'autorité. Sinon, comment on ferait venir les investisseurs étrangers ? » (…) « Après le fiasco du Printemps arabe, tout individu sain d'esprit est bien forcé de reconnaître les bienfaits de la stabilité sous un gouvernement fort. »

Dans son journal de Dieu, Peri écrivit : Les croyants préfèrent les réponses aux questions, la clarté à l'incertitude. Les athées de même, à peu de chose près. C'est drôle, quand il s'agit de Dieu, dont nous ne savons à peu près rien, très peu d'entre nous osent franchement dire : « Je ne sais pas. »

Il s'éclaircit la gorge – un peu théâtralement, pensa Peri – et commença à lire : « La question cruciale de l'existence de Dieu suscite l'une des disputations les plus ennuyeuses, stériles et mal avisées dans lesquelles ont pu s'engager des êtres par ailleurs intelligents. Nous avons vu, bien trop souvent, que ni les théistes ni les athées ne sont prêts à abandonner l'Hégémonie de la Certitude. Leur désaccord apparent est un cercle de refrains. Il n'est même pas juste d'appeler cette bagarre de mots un “débat”, car les participants, quel que soit leur point de vue, sont connus pour l'intransigeance de leur position. Là où il n'y a pas de possibilité de changement, il n'y a pas les conditions d'un véritable dialogue. » (…) « Voyez-vous, participer à un débat ouvert c'est un peu comme tomber amoureux. Le temps qu'il s'achève, vous êtes devenu une autre personne. » (…) « Aussi mes amis, si vous ne voulez pas changer, ne vous engagez pas dans des discussions philosophiques. »

Quand vous cédez à l'émotion sur un sujet, n'importe quel sujet, rappelez-vous ce que disait Russell : “Le degré de notre émotion varie en proportion inverse à notre connaissance des faits.” »

La certitude était à la curiosité ce que le soleil était aux ailes d'Icare. Si l'une brillait à plein régime, l'autre ne pouvait survivre. Avec la certitude venait l'arrogance ; avec l'arrogance, l'aveuglement ; avec l'aveuglement, l'obscurité ; avec l'obscurité, encore plus de certitude. (…) Dans un monde d'une complexité fuyante, seul ce point était clair : la diligence valait mieux que l'oisiveté, l'entrain était préférable à l'apathie. Les questions comptaient plus que les réponses ; la curiosité était supérieure à la certitude.

Mais l'absolutisme sous toutes ses formes est une faiblesse, dit Azur. Le théisme absolu comme l'athéisme absolu. À mon sens, Peri, ils sont également problématiques. Ma tâche consiste à injecter aux incroyants une dose de foi et aux croyants une dose de scepticisme. — Mais pourquoi ? » Le regard d'Azur la transperça. « Parce que je ne suis pas un puriste. Cela entrave la progression intellectuelle. » (…) « Le problème aujourd'hui, c'est que le monde attache plus de valeur aux réponses qu'aux questions. Mais les questions devraient compter bien davantage ! Je crois au fond que je veux faire entrer le diable à l'intérieur de Dieu et Dieu à l'intérieur du diable. »

Si je suis humain, je devrais avoir l'esrit assez vaste pour être ému par des gens de tous horizons. Considérez le cours de l'histoire. Observez la vie. Elle évolue de la simplicité vers la complexité. Pas l'inverse, ce serait une régression.
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