[Théophraste] Les Caractères

Résumé de couverture :
Né entre 372 et 368 avant J.-C., sur l'île de Lesbos, mort entre 288 et 285 avant J. -C. , Théophraste fut un des disciples les plus fervents d'Aristote. Les trente portraits qui composent les Caractères demeurent un excellent tableau des mœurs humaines de tout temps. Le traitement moral d'attitudes telles que l'avarice, la superstition, la flatterie, l'adulation ou la rudesse a souvent été initié, en particulier par La Bruyère.

Mon avis :
J’ai découvert avec une vraie surprise ce court ouvrage de 40 pages, dans la version traduite et annotée par La Bruyère lui-même, au début de son propre volume de Caractères, qui devaient n’être qu’un appendice au texte de Théophraste, mais qui prit de l’ampleur avec les années.

Tout d’abord, l’aspect vivant et réel de ces portraits de « vices en action » a de quoi surprendre : certes, on y retrouve bien les coutumes grecques, le mode de vie athénien, la religion (et donc les superstitions) – le caractère antique de ces situations est bien présent. Toutefois, il est si facile d’y retrouver des défauts bien humains de tout temps, comme l’avarice (ou « l’épargne sordide »), l’orgueil, le manque de courage, la présence importune ! Théophraste tend aux hommes de son temps un miroir à peine déformant pour en tirer profit, devenir plus sages et, but ultime, se corriger. Ce miroir a la propriété de nous refléter également, même si ce reflet est un peu gommé par le temps. Comme La Bruyère le dit lui-même :
« Or ceux dont Théophraste nous peint les mœurs dans ses Caractères étaient Athéniens, et nous sommes Français ; et si nous joignons à la diversité des lieux et du climat le long intervalle des temps, et que nous considérions que ce livre a pu être écrit la dernière année de la CXVème olympiade, trois cent quatorze ans avant l’ère chrétienne, et qu’ainsi il y a deux mille ans accomplis que vivait ce peuple d’Athènes dont il fait la peinture, nous admirerons de nous y reconnaître nous-mêmes, nos amis, nos ennemis, ceux avec qui nous vivons, et que cette ressemblance soit si entière. » Aujourd'hui, il y a 2336 ans...

C’est ainsi que nous ferons connaissance dans ces portraits avec des comportements qui, en règle générale, manquent de mesure, de discernement, et enfreignent les codes du bien agir en société. L’avare n’a pas un comportement répréhensible parce qu’il épargne, mais parce qu’il fait passer ce genre de petit profit avant l’honneur, au lieu de s’intégrer dans la société et de faire ce qu’on attend de lui ; sur l’autre versant, l’orgueilleux, ou celui qui veut complaire, flatter, est dans l’excès inverse – il dépense trop dans des futilités, pour se faire bien voir. Aucun des deux ne se situe par rapport au bien commun, ils ne visent que leurs intérêts personnels. Cet écart par rapport à ce qui est juste (et « honnête » dans le sens du XVIIème siècle, puisqu’après tout c’est la Bruyère qui traduit) est la boussole de ces quelques portraits en action. On y voit bien tous les gestes ou attitudes répréhensibles, en plein dans la réalité quotidienne, parfois triviale, de la vie athénienne - c'est même drôle et les exemples donnés prêtent souvent à rire. Une des idées directrices également est la critique du manque de cohérence dans les comportements, mais Théophraste ne condamne pas, on sent une certaine humanité chez lui, sans doute celle de l’homme qui, à 99 ans, trouvait qu’il commençait tout juste à être sage.

Ajoutons à cela que le texte est traduit avec une grande élégance par La Bruyère, c’est vraiment agréable à lire et sans difficulté, d’autant plus que le moraliste a présenté la biographie de son prédécesseur de manière à éveiller notre intérêt, et qu’il a ajouté quelques petites notes explicatives, à bon escient et sans exagération. Je n’ai franchement pas de bémol, sinon le fait de répertorier dans les « fâcheux » des personnes qui n’ont pas de chance, ou pas une bonne connaissance des codes sociaux, ou encore de considérer que la rusticité est synonyme de manque d’éducation ; on sent le citadin aisé qui fronce les sourcils sur le peuple ou sur les campagnards, que ce soit Théophraste ou, à travers lui, La Bruyère. (4,5/5)

Citations :
J'espère, mon cher Polyclès, que cet ouvrage sera utile à ceux qui viendront après nous : il leur tracera des modèles qu'ils pourront suivre ; il leur apprendra à faire le discernement de ceux avec qui ils doivent lier quelque commerce, et dont l'émulation les portera à imiter leur sagesse et leurs vertus. (Préface)

Il n'y a avec de si grands causeurs qu'un parti à prendre, qui est de fuir, si l'on veut du moins éviter la fièvre ; car quel moyen de pouvoir tenir contre des gens qui ne savent discerner ni votre loisir ni le temps de vos affaires ? (De l'impertinent ou du diseur de rien)

Il ne leur arrive pas en toute leur vie de rien admirer, ni de paraître surpris des choses les plus extraordinaires que l'on rencontre sur les chemins ; mais si c'est un bœuf, un âne, ou un vieux bouc, alors ils s'arrêtent et ne se lassent point de les contempler. (De la rusticité)  

Implacables à l'égard d'un valet qui aura laissé tomber un pot de terre, ou cassé par malheur quelque vase d'argile, ils lui déduisent cette perte sur sa nourriture ; mais si leurs femmes ont perdu seulement un denier, il faut alors renverser toute une maison, déranger les lits, transporter des coffres, et chercher dans les recoins les plus cachés. Lorsqu'ils vendent, ils n'ont que cette unique chose en vue, qu'il n'y ait qu'à perdre pour celui qui achète. (De l'épargne sordide)

La plus grande passion de ceux qui ont les premières places dans un État populaire n'est pas le désir du gain ou de l'accroissement de leurs revenus, mais une impatience de s'agrandir et de se fonder, s'il se pouvait, une souveraine puissance sur celle du peuple. (Des grands d'une République)